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*Compilation : Sauron et l'Archétype du Dieu-Lieur

Sauron et l’archétype du Dieu Lieur

Cette discussion a démaré suite à une confusion entre les Anneaux de Pouvoir et l'Anneau de Melian. Elle recoupe partiellement la discussin sur les mythologies nordiques.



la symbolique de l'Anneau
Claire Panier-Alix - 29/12/2001

Je crois que la confusion (entre les Anneaux de Pouvoir et l'Anneau de Melian) vient de la symbolique classique de l'anneau (forme) dans les mythologies (qui ne se réfère pas qu'au "bijou") et au terme utilisé. On connaît le serpent scandinave qui entoure le monde, par exemple, qui lui aussi est qualifié d'anneau.
Les anneaux pullulent, même Platon en parle d'ailleurs, si l'on regarde bien, les anneaux tolkieniens ne sont pas tous simplement des anneaux comme l'Unique, la plupart semblent être des bagues...

Pour ce qui est du rapprochement entre Tolkien et Platon, il est évident et maintes fois évoquées par l'auteur lui-même dans sa correspondance : Tolkien était obsédé par le mythe de l'Atlantide tel que le rapporte Platon (le Timée), à cause d'un cauchemar qui le hantait depuis toujours et qui lui inspira directement le Silmarillion avec la chute de Númenor.

Par contre évidemment que Tolkien s'est inspiré des mythes scandinaves, ce n'est pas sur cette liste que je vais faire un scoop ! Mais il s'est aussi largement inspiré du reste aussi, et le thème de l'anneau est bien plus vaste que les seuls textes du Nord (que j'adore) :
Par exemple, dans le vrac et de façon non exhaustive : Pline raconte que la chute de la république romaine est directement liée à un anneau : une dispute entre le démagogue Drusus et le leader des sénateurs Caepius, au sujet de la possession d'un anneau, querelle qui aurait conduit à l'éclatement des guerres sociales jusqu'à l'effondrement de la république.
On trouve la même idée pour la chute de l'empire maritime vénitien (en fait la république de Venise) mais il s'agit de simples anneaux d'or par contre, dans toute l'histoire on retrouve des pratiques de dactylomancie, et on sait que cette utilisation des anneaux pour la divination et la magie était partie intégrante de la vie quotidienne, et pas seulement arguments mythiques ou littéraires.

Quelques faits historiques :
Byzance (370) sous l'empereur romain Valens : prophétie à l'aide d'un anneau suspendu au-dessus d'un cercle marqué des lettres de l'alphabet, l'anneau tourne et répond à la question : qui succèdera à l'empereur Valens. réponse : T-H-E-O-D... (cf. Gibbons, déclin et chute de l'empire romain)
1431 : Jeanne d'Arc est accusée d'utiliser des anneaux magiques pour enchanter et pour soigner.
1545 : Joalium de Cambrai raconte comment un jeune garçon est devenu esclave d'un anneau de cristal où il pouvait voir tous les démons qui s'y trouvaient enfermés et ce qu'ils exigeaient de lui ? Pour s'en défaire il dut briser l'anneau.
XVè siècle, à Venise : Pythonickes, sculpteur, possède un anneau enchanté (possédé par des esprits) qui menaçait de lui voler son âme. Son frère, religieux, dut détruire l'anneau à coup de marteau pour le sauver.
Dans l'Anglo-saxon Exeter Book (compilation de l'an 1000) on lit ceci : "j'ai entendu parler d'un anneau brillant qui intercédait en présence des hommes, bien que dépourvu de langue et ne criant pas à voix haute et ne s'exprimant pas avec des mots violents. Cette précieuse chose parlait devant les hommes tout en se taisant. Bien des êtres comprennent le mystérieux langage de l'or rouge, son discours magique".
Pendant l'antiquité romaine, le tyran de Phocide utilisait un procédé magique consistant dans l'utilisation des sons émis par le choc de deux anneaux de grande taille. De son côté, le roi de Rome, Numa Pompilius, utilisait la méthode divinatoire consistant à remplir un bol d'eau et d'y immerger un anneau suspendu au doigt. Suivant la question posée, l'anneau répondait en tapant le bord du bol un certain nombre de fois.

Côté littérature, on retrouve bien sûr le thème dans les légendes arthuriennes, et il y a un lien évident entre ces légendes, la quête du Graal, la saga Völsunga, Parsifal (Wagner)... Mais on retrouve le mythe de l'anneau dans les légendes (mythes) celtes et saxonnes, comme dans le Mabinogion (légendes galloises) où ils y a de nombreuses interventions d'anneaux magiques (comme celui qui rend invisible donné par dame Luned au héros Owain). Tolkien était spécialisé dans les folklores saxons, et il connaissait parfaitement ces légendes. Ses Elfes (et grosso modo leur épopée relatée dans Le Silmarillion et les Contes et Légendes Inachevés) sont directement nés des mythes celtes irlandais comme les "Thuatha de danann".
Les cycles héroïques teutoniques des anglo-saxons sont centrés sur le thème de l'anneau tel que la repris J.R.R Tolkien. Et bien sûr, le plus célèbre d'entre eux, que Tolkien étudiait et sur lequel il a écrit un ouvrage faisant référence, Beowulf... Mais bien sûr, Beowulf est une légende s'inspirant de la Völsunga me direz-vous je vais donc revenir sur des mythes plus anciens :
Les Grecs racontaient comment avait été forgé le premier anneau, à l'aube des temps, et cette légende est directement liée à l'arrivée des dieux puis à la création des hommes, dans un climat de guerre totale et apocalyptique...
L'anneau de Prométhée, qui n'est autre que l'un des maillons de ses chaînes... Cet anneau premier est intimement lié au forgeron, au feu, et au magicien, et les circonstances dans lesquelles il est forgé n'est pas sans rappeler l'histoire de Sauron, des elfes forgerons dupés...

Pour bâtir son oeuvre, le professeur Tolkien a utilisé toute l'étendue de sa culture légendaire ("folkloriste"), ses terreurs profondes (Atlantide) et bien sûr, ce qui pétri plus ou moins malgré nous notre culture occidentale, les sources dites bibliques. Dans sa structure et son fond, Le Silmarillion est une Bible, un Ancien Testament précis qui permet de suivre le récit historique qu'est Le Seigneur des Anneaux (et Bilbo avant lui). Dans la Bible, l'anneau est toujours rapproché au pouvoir du roi, et parfois comme détenteur de ce pouvoir lui-même. Il est un symbole avant tout. Sceau, cachet, simple anneau représentaient le pouvoir royal même en l'absence du roi, une sorte de délégation qui perdura durant toute l'histoire et qui contribua à attribuer à l'objet une sorte de pouvoir surnaturel, mystique. On connaît Joseph en Egypte, Moïse (souvent associé à l'utilisation d'anneaux magiques) et dont l'histoire (la marche vers la Terre Promise) n'est pas sans évoquer celles des Elfes vers l'Ouest, le Grand Voyage vers le pays des immortels.

Mais pour rester dans le cadre de l'anneau, on ne peut oublier le roi Salomon dont les pouvoirs magiques étaient associés à la détention d'un anneau magique, légende qui intéressa beaucoup Tolkien et qui lui inspira celle d'un roi-sorcier utilisant un anneau magique pour commander tous les démons de la terre. Salomon utilisa ces hordes démoniaques pour bâtir le temple de Moriah, et l'infâme Sauron utilise l'Anneau Unique pour bâtir la terrifiante tour de Mordor... Nous sommes loin, ici, ces mythes scandinaves ! D'autant que l'on retrouve, dans ce parallèle Salomon-Sauron, outre la similitude des noms, le côté corrupteur de l'anneau magique (Vopir le démon Asmodée qui corrompt le roi en profitant de son orgueil). Sauron, de son côté, fait comme Asmodée et corrompt le sage roi Ar-Pharazôn de Númenor, entraînant sa chute par la possession de l'anneau... On pourrait pousse le parallèle plus loin mais ce mail est déjà atrocement long.

Bien d'autres mythes se rapportent à l'anneau magique, anneau de pouvoir, anneau corrupteur etc. Ainsi, on peut évoquer les mandala d'or (celui de Gésar) et de fer (celui de Kurkar) tibétain (dont le détenteur, Gesar de Ling, est comme Sauron un forgeron magicien veillant sur des anneaux de pouvoir qui leur permettent de régner). L'anneau de Kurkar de Hor, lui, est comme celui de Sauron et devra lui aussi être jeté dans un volcan pour libérer le monde de son emprise maléfique. je passe sur la quête de l'anneau - spirituelle - de l'Inde, les anneaux de pouvoirs des légendes orientales (le génie de l'anneau d'Aladin était bien plus puissant que celui de la lampe), ou les anneaux de pouvoir en jade bleu des empereurs de Chine...

Bref, comme je le disais l'anneau, dans l'histoire et dans l'imaginaire de l'Humanité, c'est une vieille histoire...



l'Anneau et les mythes scandinaves
Léo Lallot - 29/12/2001

Merci Claire pour toutes ces précisions si érudites, j'ajouterai toutefois quelques détails concernant les références aux mythes scandinaves : chez les Viking, plus encore peut-être que dans la Bible (et oui !) le symbole du pouvoir royal était un anneau (d'or généralement). Et pour plus de précisions encore, je vous renvois à l'excellent article de Didier Willis sur "Sauron, l'Anneau et le symbolisme du Dieu Lieur" :
http://www.geocities.com/Area51/Cavern/9443/tolk40.html



Sauron/Odin et Dieu-Lieur
David Nakache - 03/01/2002

Quelques remarques sur l’article de Didier Willis : effectivement la thèse semble juste sur l'application de la catégorie dumézilienne du Dieu-lieur à Sauron mais ce qui fait problème c'est l'argumentation qui "force" le rapprochement :

Comparaison Sauron/Odin
Sauron est comparé à Odin en ceci que de son trône il est voit tout et sait tout. Didier Willis va même jusqu'à comparer Sauron dans la Tour Sombre à d'Odin à Asgard, or si Sauron voit, c'est par une palantir et non par sa vue physique. Si l'on doit comparer un personnage de Tolkien à Odin ce serait plutôt Manwë sur le Taniquetil dont la vue perce l'obscurité même et qui est renseigné par des oiseaux (aigles et faucons) comme Odin dont les corbeaux parcourent le monde pour venir lui raconter ce qu'ils ont vu. (Voir le Silmarillion chap. 1).

La mutilation du Dieu-Lieur
Je cite : "Du reste, nous apprenons au Conseil d'Elrond qu'il eut un doigt arraché lorsque l'Anneau lui fut enlevé pour la première fois : c'est donc un être borgne et mutilé. Dans la mythologie nordique, Odin (premier aspect de la fonction souveraine, sorcier et « lieur ») laisse un oeil pour acquérir le savoir, et Tyr (deuxième aspect de la fonction souveraine, juriste) perd un bras pour préserver l'ordre divin. La mutilation sacerdotale de l'oeil et celle, guerrière, du bras sont des symboles récurrents dans l'idéologie indo-européenne". La seule différence (et elle est de taille !) c'est qu'Odin et Tyr ont fait le sacrifice du membre perdu pour la connaissance de l'avenir (Odin) ou la sauvegarde du monde (Tyr). Si mutilation il y a elle est volontaire et c'est cette volonté sacrificielle qui rend la mutilation initiatique. C'est une épreuve qui ne peut être réussi que par le choix de la mutilation. Or Sauron ne choisit pas de perdre un doigt !

Je crois que l'idée était bonne mais qu'il aurait fallu développer plus rigoureusement la comparaison. De plus la nature de la "liaison" est ici passée sous silence : pourquoi Odin ou Sauron on-t-ils besoin de lier à eux les hommes ? C'est alors seulement que la comparaison peut être soutenue ou rejetée...



Sauron/Manwë - Dieux et créatures
Arnaud - 04/01/2002

A propos de Sauron et Manwë
Disons simplement que l'omniscience de Sauron "contrefait" l'omniscience de Manwë. Tolkien sembla avoir eu une vision très judéo chrétienne du bien et du mal, le "méchant" n'étant finalement que celui qui fabrique par artifices des répliques perverties de ce qui fut crée. Sauron, tout comme Morgoth grand façonneur de contrefaçons devant l'éternel (cf les Orques à l'exemple des elfes, les Trolls à l'exemple des Ents, etc), ne peut que s'approprier les propriétés divines du Vala, dans le but à la fois d'en profiter pleinement, en voleur satisfait de sa nouvelle acquisition, et d'en pervertir la fonction: l'omniscience du Vala est vigilante et magnanime, celle de Sauron n'en est qu'une terrible parodie, effrayante et cruelle.

Sur le rapport des Dieux à leurs créatures
Il semble que les Dieux aient ressenti le besoin très tôt de s'appuyer sur le monde des hommes pour légitimer leurs bonnes (ou mauvaises oeuvres). Mais cela demanderait quelques milliers de pages de thèse de philo pour expliciter ce mystère. Y compris dans l'Ancien Testament, Dieu ressent très tôt le besoin de conclure une alliance entre les hommes, alliance consacrée par le rituel de circoncision, qui, sans rentrer dans les détails, participe d'une même dynamique de circularité, tout comme les ... anneaux.



Réponse de l'auteur
Didier Willis - 05/01/2002

Je suis très content de voir enfin quelques réactions sur cet article relativement bref. Il y a toujours matière à tirer des commentaires et des avis d'autres lecteurs, surtout sur des sujets aussi sujets à controverse.

Sur la comparaison Sauron/Odin
Sauron voit tout « y compris » sans palantír. Il pressent la présence de l'anneau, connaît les plans de ses ennemis, etc. Il est « L'œil sans paupière » qui veille incessamment, braqué sur Imladris, braqué sur la Lórien, etc. La comparaison reste donc pertinente, à mon avis. Mais il est vrai qu'elle pourrait être étendue à Manwë, ainsi que l'a fait depuis Marjorie Burns dans son essai « Gandalf and Odin » (in Tolkien's Legendarium, Greenwood Press, 2000). En fait, elle s'étend à Gandalf, Manwë et Sauron, sur divers points. Je rejoins, en cela, la réponse qu'Arnaud a fait à ton message. Bref, je ne dirais pas que mes comparaisons dans cet article vont « trop » loin, mais plutôt qu'elles ne vont « pas assez » loin. J'étais sans doute un peu trop frileux, à l'époque où je l'ai écrit.
Petite remarque de pure forme : pour Manwë, la Valaquenta est encore plus instructive, dans le cadre qui nous intéresses, que le début du Silmarillion (cf. description du trône de Manwë, d'où son regard, aiguisé en présence de son épouse Varda, voit au travers de toute brume et de tous ténèbres).

Sur la mutilation du Dieu-Lieur
L'article ne prétend pas être abouti en soi, juste un premier dégrossissage du sujet (Sauron n'empruntant pas uniquement à ces schémas, comme je le dis en conclusion). Cela dit... Oui et non, en ce qui concerne ta remarque. Il n'y a pas nécessairement d'initiation assujettie à la mutilation, dans tous les mythes recensés par Dumézil et consorts (Odin et Tyr ne sont évidemment pas les seuls exemples. Parfois le personnage est déjà borgne et ne devient manchot par "épreuve initiatique", parfois l'inverse, etc.). En cela ce ne sont que des "attributs", il me semble, sans que l'histoire sous-jacente soit réellement importante. Encore que je sois loin d'être un spécialiste de la question dumézilienne (LOL), je me trompe peut-être. Mais c'est néanmoins intrigant, non ? Je note ce point, néanmoins. Il mériterait effectivement quelques développements supplémentaires.



Sauron/Dieu et créations
David Nakache - 06/01/2002

Sauron est-il un « Dieu » ?
Ce qui me pose problème ce n'est pas l'aspect "Lieur" par l'anneau (c'est pour moi le point le plus pertinent de l'article de Didier) mais l'application du terme même de "Dieu" à Sauron. En effet, quel est son statut ? Peut-on dire qu'il est un Dieu ? Le Silmarillion dit qu'il est un Maiar, donc un être d'avant la création, serviteur des Valar en l'occurrence Melkor. Mais Melkor déjà n'est pas créateur au sens d'un Dieu créant ex-nihilo le monde, à partir de rien (de type biblique). Les Maiar sont, dans "Ainulindalë", des esprits mais d'un "degrés moindre". C'est-à-dire ? Comment comprendre leur pouvoir ? Iluvatar crée mais aime non pas la possession de ce qu'il a créé mais l'acte même de création. Melkor ne fait qu'ajouter et mêler son thème à la musique d'Iluvatar, premier acte de création. Il avait, je cite "un furieux désir d'amener à l'être des oeuvres de sa propre volonté", or c'est ce désir de création, cette frustration, qui détermine toute l'histoire de Melkor et du Monde. Car c'est encore Iluvatar qui "convertit" la musique en réalité, qui l'accomplit, y compris le thème de Melkor. Il dit "Eä ! Que ces choses soient !" Et là effectivement nous retrouvons le thème judéo-chrétien du "Fiat Lux !", que la lumière (ici la musique) soit ! C'est là où la remarque d'Arnaud est pour moi la plus problématique : nous retrouvons des éléments externes dans l'oeuvre de Tolkien, qu'ils soient bibliques, mythologiques, historiques ou littéraires. Nous appliquons alors naturellement (je l'ai fait sans même y penser) des catégories, des schèmes de pensée venus d'ailleurs pour comprendre l'oeuvre de Tolkien. Le symbolisme du Dieu Lieur en est un exemple. Mais si la comparaison tient sur certains points, ce qui me gène le plus, c'est qu'il n'y a pas d'équivalence exacte et qu'il ne peut y en avoir entre Tolkien et ce à quoi nous le comparons (je ne sais même pas s'il est souhaitable qu'il y en ait). Je reprends pour synthétiser un peu :

Il y a des « degrés de création »
Par rapport à la mythologie scandinave les caractéristiques d'Odin se retrouvent, nous l'avons vu, dans plusieurs personnages de Tolkien. Il faudrait alors assigner une place à chacun et des "degrés de création" (même si l'expression est impropre) entre Iluvatar, créateur ex-nihilo, Melkor qui ajoute à la création et la modifie (exemple des Orcs, où il y a transformation et non création) et Sauron qui ne fait que remodeler et pervertir ce qui est créé. Je vous soumets d'ailleurs l'idée d'une comparaison Melkor/Loki, avec trahison et pardon accordé ensuite.

Spécificité de la création biblique
Par rapport à la création biblique il faudrait savoir qui est l'équivalent du Dieu créateur, ex-nihilo, Yavé. Car il y a plusieurs modes de création et types de créatures. C'est ce pourquoi je posais la question sur la raison du lien dans le Dieu Lieur : Si Dieu dans la Bible passe un pacte (l'Alliance, l'Arche) avec Abraham et sa tribu, renouvelé avec Moïse, c'est qu'il a besoin de reconnaissance (rôle du culte et du rite). Dieu y règne sur terre par l'intermédiaire d'un prophète (pouvoir temporel et spirituel à la fois), c'est une théocratie. Il créé le monde et dans ce monde il s'occupe plus particulièrement d'un peuple, élu, les Hébreux. Ces catégories là ne s'appliquent pas à Tolkien. Il n'y a pas d'équivalence stricte même si nous y retrouvons des éléments. Il y a un lien, il y a un Dieu qui lie les hommes à lui, mais le sens de la liaison n'est pas le même. Une des étymologies supposée de religion est de "relier" la créature à son créateur. La catégorie dumézilienne ne peut s'étendre à la Bible.
Au final pour le symbolisme du Dieu Lieur ce qui fait problème c'est en premier de déterminer qui est un dieu et qui ne l'est pas (sens mythologique, biblique, différents types de créations, etc), et en second la nature du lien institué (lien de soumission politique de type théocratique par la crainte, lien spirituel dénué de soumission de type amour de Dieu, lien de soumission par l'esprit de type attirance par l'anneau, etc.).

Légitimité de l’interprétation
Reste pour moi la question générale de l'interprétation de l'oeuvre par application de catégories externes et de leur légitimité. Je le fais à chaque fois que lis Tolkien, et ne peut m'empêcher de le faire et pourtant je sais qu'en faisant cela on ne peut aller au fond de l'oeuvre et approcher son sens propre.



Création, Création biblique et interprétation
Didier Willis - 07/01/2002

Sur les « degrés » de création
Selon la terminologie employée par Tolkien dans différents essais publiés dans "Morgoth's Ring" (HoME X), Eru/Ilúvatar est Dieu (l'unique Dieu, Tolkien étant fondamentalement chrétien), avec un pouvoir "inifi". Les Valar et Maiar, bien qu'appelés parfois "dieux" à tort par les humains, sont des "puissances finies". D'où d'ailleurs la digression sur la capacité de Melkor à créer : toute "création" (au sens large incluant la modification de ce qui pré-existe déjà) épuise sa puissance finie, expliquant en cela sa faiblesse au temps de sa chute (par comparaison à son pouvoir initial). Sa puissance finie est investie dans le monde qu'il a corrompu (et ainsi le monde est "son anneau", par comparaison avec Sauron qui investit de même sa puissance finie dans un objet : même en rejetant *physiquement* Melkor hors du monde, on ne peut entièrement défaire son mal, car pour cela il faudrait refaire le monde entier). Ce sont là quelques éléments de réponse - Pour bien faire, la lecture de Morgoth's Ring est très instructive. Dans l'expression "Dieu Lieur", cependant, il ne faut pas trop se focaliser sur le premier terme. Dumézil comme Eliade l'appliquent parfois à des héros, pas uniquement à des dieux au sens strict. C'est sensé figurer une fonction, si je ne m'abuse, plus qu'une interprétation religieuse.

Sur la création biblique
Exact, la classification dumézilienne ne peut s'étendre à la Bible - et pour cause, fondamentalement la bible n'est pas d'origine indo-européeenne et n'entre donc pas dans le cadre de la répartition tripartite de Dumézil (pour les tenants purs et durs des théories duméziliennes - je sais bien par ailleurs que sont "système" est très critiqué, encore que sur des arguments souvent secondaires - ce n'est qu'un cadre d'analyse, comme il le reconnaissait lui-même, et non un système inflexible).

Sur la légitimité de l’interprétation
C'est tout le problème d'une étude herméneutique... Jusqu'où peut-on forcer les comparaisons, et surtout que nous révèlent-elles. Jusqu'où peut-on forcer les comparaisons, et surtout que nous révèlent-elles ? D'un côté, Tolkien lui-même nous mets en garde, dans une de ses lettres comme dans son essai sur le conte de fées. (Je paraphrase vaguement:) Ce n'est pas tant les correspondances avec motif légendaire qui importent, mais l'utilisation qu'un auteur particulier en fait, dans un récit particulier. En résumé, attention avec les comparaisons abusives, elles n'apportent rien (et à cet égard, je me permettrais une énième pique envers l'ouvrage de N. Bonnal, "Les univers d'un magicien"...). D'un autre côté, on se doit de les faire... Pour voir jusqu'où elles peuvent être poussées, et ce qu'elles nous apprennent éventuellement. Dans cette optique, je pense y être beaucoup mieux parvenu dans un article comme "Míriel, la confrontation de la lune et du soleil", où les comparaisons éclairent le texte (sans jeu de mots), que dans celui sur le Dieu Lieur, auquel il manque indéniablement une conclusion forte.



La dimension littéraire du Seigneur des Anneaux
Arnaud - 07/01/2002

Mon but en mentionnant l'alliance conclue entre Moïse et les hébreux (et en dressant un parallèle finalement bien délirant entre ce mythe et le fameux «Dieu Lieur ») avait une portée plus générale que la simple volonté d'assimiler la mythologie développée par Tolkien à des éléments externes, qui contribueraient ainsi, en quelque sorte, à développer autour de l'œuvre tout un réseau d'élucubrations de mauvais goût ; non, l'objectif était simplement de souligner qu'au sein d'une histoire différente, d'un mythe autre, apparaissent des motifs symboliques semblables. Je n'invente rien, et surtout pas la poudre, puisque des gens bien plus fins et intelligents que je ne le suis (Jung en tête) l'on remarqué bien avant nous tous. Une preuve de plus en tous cas qu'en poussant jusqu'à l'absurde, il est aisé de faire entrer dans un moule théorique restreint et/ou totalement extravagant des motifs hétérogènes que l'on cherche à réunir sur la foi de correspondances plus ou moins avérées. L'archétype du « Dieu Lieur » semble néanmoins constituer une piste d'analyse sérieuse et diablement intéressante en ce qui concerne Sauron ; le principal défaut de cette étude résiderait sans doute dans l'occultation partielle de la dimension purement littéraire du personnage qu'une telle exégèse suppose. Qu'il soit possible d'appliquer à l'ouvre de Tolkien les catégories Duméziliennes devrait au contraire nous encourager à découvrir au sein d'un même corpus non pas une cohérence exogène et un peu artificielle, mais au contraire un projet poétique, qui, à partir d'un riche héritage mythologique, a contribué de manière absolument inédite à la richesse du roman européen. Car Sauron est un personnage de roman, Le Seigneur des Anneaux reste un roman, mais quel roman ? On ne le sait pas, et l'ampleur de la tâche (avis aux étudiants qui souhaiteraient faire un peu de recherche !) est telle que nous en sommes tous (moi le premier) à tourner autour du pot, à grands coups de correspondances, de comparaisons, de détails, au demeurant fort intéressants, mais qui ne peuvent pas nous aider à penser l'ouvre de Tolkien dans sa globalité. On étudie ses sources, les thèmes soulevés dans son œuvre, mais jamais son projet poétique comme un tout indivisible. C'est la seule réponse que je peux apporter pour le moment à ceux qui considèrent avec méfiance l'archétype du « Dieu Lieur » ; je crois que cette étude, en soi, n'avait d'ambition que celle d'ouvrir des pistes de réflexion sur l'ouvre de Tolkien et sur le fond mythologique du Seigneur des Anneaux.



Dimmension Littéraire - Míriel - Hiérophanie
David Nakache - 13/01/2002

Sur la dimension littéraire du Seigneur des Anneaux
C’est là un point crucial : entre une explication par des paramètres extrinsèques à l'oeuvre et une restitution de son sens interne, tu penses que la première peut mener à la seconde. Sur l'idée générale, pourquoi pas, mais le problème est que Dumézil, en recherchant à cerner l'archétype indo-européen, écarte la portée littéraire du mythe pour retrouver le sens commun de la croyance, les éléments identiques dans les croyances de différents peuples et dans leur mode de développement afin de retrouver leur origine commune. Or tu as raison de rappeler que le SdA reste un roman et qu'il s'agit uniquement de littérature. Retrouver le projet poétique du SdA implique des distinctions nécessaires.
C'est là que les choses se compliquent : l'oeuvre de Tolkien est à la croisée des chemins, c'est ce qui me fascine le plus. C'est de la littérature, de la fiction qui fait rêver parce qu'elle réintroduit dans le champ littéraire des éléments mythologiques. Elle réinvestit dans la littérature la magie du mythe, en dépouillant ce dernier de toute croyance. A chaque page un élément fait repenser à telle légende, à telle religion, et fait croire qu'elle est une référence à telle ou telle chose. C'est un leurre, un faux semblant qui fait penser à de l'hyper-texte mais qui n'en n'est pas. Ce n'est pas une référence à autre chose d'extérieur mais un réinvestissement, une réappropriation de l'élément mythologique et magique pour reconstituer un nouvel univers cohérent. C'est là l'une des richesses de l'oeuvre et c'est beaucoup plus difficile à définir. Comparer le Seigneur des Anneaux à ce que compare Dumézil, c'est à dire des croyance, des mythes, des légendes en ceci qu'elles sont un résidu de croyance, la littérature médiévale en ceci qu'elle trouve sa sources dans d'anciennes croyances (traces de paganisme dans un monde évangélisé), c'est comparer un texte littéraire, superbe soit, mais uniquement littéraire (et c'est à cette seule condition que l'on peut restituer son projet poétique) à des textes qui sont le réceptacle de croyance, de ce à quoi que des hommes ont cru, de ce en quoi ils ont espéré, ce pour quoi ils ont prié, sacrifié ou fait la guerre. D'où un renversement : le Silmarillion est un récit littéraire si proche des récits mythologiques qu'il ferait presque douter de la réalité des récits mythologiques eux-mêmes, en tant que croyances et non comme simples fables. Je me suis toujours demandé jusqu'à quel point des gens ont-ils cru à ce que nous appelons mythologies, qu'elles soient grecques, scandinaves ou autres.
Maintenant il reste à définir ce "projet poétique comme un tout indivisible". Et comme il faut bien, à un moment ou à un autre, se jeter à l'eau... peux-tu nous en dire un peu plus ?

Sur Míriel, la confrontation de la lune et du soleil
Effectivement l’article sur "Míriel, la confrontation de la lune et du soleil" de Didier (rappel du lien : http://www.geocities.com/almacq.geo/ tolktop.html ) me semble plus abouti, tant dans l'approfondissement des "comparaisons" ou "rapprochements" que dans la légitimation de la démarche elle-même. La conclusion, "Mythe ou Histoire", répond par avance à mes interrogations précédentes, mais par un nouveau détour : la pensée symbolique.

Hiérophanie et sacralité
Pourtant, le terme de "hiérophanie" comme "révélation du sacré" fait encore une fois problème, précisément en ceci qu'il s'agit dans le cas de Tolkien d'un texte uniquement littéraire, d'une fiction certes, mais pas d'une croyance. S'il y a sacralité, elle est feinte. Encore une fois la proximité de l'oeuvre de Tolkien avec les récits mythologique fait songer à du sacré mais n'en n'est pas. Qu'il y ait émergence d'un univers symbolique transcendant le réel, soit, mais pourquoi par une hiérophanie ? Pourquoi introduire ici la sacralité ? Ne risque-t-on pas de perdre de vue le "projet poétique" dont parle Arnaud ? Je repose encore cette question, même s'il s'agit d'herméneutique, parce qu'elle définit les limites de l'interprétation légitime de Tolkien : quelle est la nature du texte dont nous parlons ? La réponse déterminera le champ de l'interprétation. La "pensée symbolique" est aussi riche que pauvre : elle englobe tout mais ne définit rien en particulier, elle déborde le réel, soit, mais ne reconstruit rien par elle-même. Si elle le laisse croire, c'est lorsqu'elle s'appuie sur une croyance ou une sacralité. Ici, il n'en n'est rien. La réappropriation du mythe par la littérature à travers Tolkien ne doit pas laisser croire que les catégories herméneutiques s'appliquant au mythe s'appliquent à Tolkien. Il n'y a pas ici réciprocité. Tu critiques en note de ton article le livre de Nicolas Bonnal parce qu'il "multiplie les comparaisons sans pour autant déboucher sur un argument clair", mais n'assiste-t- on pas à ce genre de d'égarements simplement parce que la nature du texte de Tolkien n'est pas clairement définie ? Quel est le statut du mythe chez Tolkien ? Quel est le statut de cette mythologie purement littéraire et dépourvue de sacralité ? Le terme de "religion des indo-européens" chez Dumézil a été maintes fois critiqué. Peut-on faire "comme si" et traiter le texte de Tolkien, sous prétexte de se placer au niveau symbolique, comme n'importe quel texte mythologique ?



Sacralité chez Tolkien
Didier Willis - 14/01/2002

Pour l'étude des aspects "théologiques" chez Tolkien, le volume X des HoME (Morgoth's Ring) est particulièrement éclairant. La version longue du "Staute of Finwë and Míriel" comme le débat "Athrabeth Finrod ah Andreh" évoquent la nature de la foi, le destin, la présence et le rôle de Dieu/Eru. Ces textes me semblent incontournables pour appréhender la "sacralité" chez Tolkien. Sans mentionner la littérature secondaire (notamment le recueil de Pierce, "Tolkien A Cebration",etc.) qui aborde la question.

Sur la sacralité chez Tolkien
Qu'est ce qui permet de dire que le texte n'est que littéraire (i.e. dans quelle acceptation) ? La définition que tu donnais plus haut (que je ne recite pas ici) me paraît un peu limitée (comme opposition entre la forme littéraire pure et le récit sacré ? Je ne suis pas certain d'avoir bien saisi).
Mais "Elves and Men .... represent the problem of Death" (Letters, n°181, p. 236) : on commence à toucher de très prêt à la croyance. Non pas la croyance dans les faits littéraires énoncés (Míriel, Finwë, Finrod, Andreth ne sont « que » des personnages littéraires, imaginaires), mais dans la thématique à travers laquelle leur histoire est projetée : celle du "mythe vrai" pour Tolkien, c'est à dire de la foi chrétienne. Ce qu'il expose dans ces textes, c'est une certaine vision de la foi, exprimée au travers de situations imaginaires.

On introduit la sacralité parce qu'il semble que le texte l'impose. Maintenant, la raison pour laquelle il l'impose est tout aussi importante (et à peine esquissée dans l'article sous sa forme actuelle). Ce qu'est le Míriel et Finwë ? Un mythe transmis d'une part, un "Statute" d'autre part (un *jugement figé* sur l'[im]mortalité). Ce qu'est l'Athrabeth ? Une conversation rapportée d'une part, un "Debate" d'autre part (une *controverse* ouverte au doute). Je me contente de noter qu'en moins d'un an d'écart, Tolkien aborde ainsi, sous deux formes littéraires que tout oppose -- l'une tendant à la hiéophanie, l'autre étant marquant par son caractère explicatif -- les problèmes de la mort, du sens de l'existence et de l'amour de Dieu pour ses enfants ("If we are indeed the Eruhin, the Children of the One, the He will not suffer Himself to be deprived of His own (...) This is the last foundation of Estel" (HoME X, p. 320).

De mémoire, il n'emploie pas (ou plus, en tout cas, à la fin) le terme "religion" dans ses écrits techniques. Il parle plutôt d'idéologie, notant que le terme est aussi problématique. Mais bon, je ne me lancerai pas dans la critique de Dumézil – quoique ses réponses à ses plus ardents opposants pour le moins intéressantes comme défense d'une "démarche" (plus à la rigueur, que la défense d'un "concept").

Les critiques américains sont nettement en avance, sur ce thème (les articles de Verlyn Flieger, de vrais régals).



Sacralité - mythe
Vincent Ferré - 16/01/2002

Littérature, sacralité et spécificité de la littérature médiévale
[Il ne faut pas faire] d’amalgame entre le corpus à partir duquel travaille Dumézil et des oeuvres (médiévales) qui sont vraiment « littéraires », et se dégagent de leur substrat mythologique.

Le mythe chez Tolkien
Il ne faut pas oublier un élément propre à Tolkien : pour lui, les mythes disent le vrai : voire le poème "mythopoeia" dans Tree and Leaf.



Littérature et sacralité
Laetitia Martini - 18/01/2002

Pour ma part, j'ai toujours lu les récits mythologiques grecs, scandinaves, indous avec la même sensation d'évasion que les œuvres de Tolkien. Le même ravissement aussi, si ce n'est que dans Arda, je retrouve tout ce que j'aime... (…) Ce qui revient à dire que pour moi, mais indépendamment des écrits de Tolkien, les mythologies n'ont jamais été réelles. A peine peuvent-elles être à mon sens des allégories, symboles... Mais que je ne remettrais jamais en doute leur utilité ou leurs responsabilités dans l'Histoire du monde (le notre).



Statut du mythe
Virginie B. - 18/01/2002

Pour ce qui est des mythes grecs, je te conseille de lire Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? de Paul Veyne, qui bien que difficile d'accès d'un premier abord est très intéressant. Je pense quant à moi qu'il y avait plusieurs lectures : des récits héroïques sur lesquels les jeunes garçons grecs apprenaient à lire (l'Iliade, l'Odyssée...), à la métaphore des bases et du fonctionnement de la cité grecque (les actes d'un héros fondateur par exemple peuvent délimiter le territoire de la cité et symboliser son unité) et à la fonction protectrice, guérisseuse ou néfaste attribuée à ces personnage (d'où les cultes qui leur étaient rendus). Même si c un anachronisme et que le comparaison n'est pas historiquement valable, on peut comparer ça aux récits de la vie des saints et à leur rôle d'intercesseur entre hommes et Dieu : on peut croire à ces récits, ou les interpréter comme symboles de valeurs profondes ( foi, courage, bonté... ). Voilà! Excusez-moi de m'être emballé mais c un sujet qui me passionne et dont j'ai fait le sujet de mon mémoire! (la déformation professionnelle me guette ).Quant à moi les mondes inventés par Tolkien me fascinent tout autant que les mythologies de toute sorte...



Dumézil - Anthropologie - Littérature et sacralité
David Nakache - 20/01/2002

Pour en finir avec Dumézil…
En réalité, dans l'application à l'oeuvre de Tolkien des catégories dumézilienne, il y a, plus qu'une question de degrés d'exactitude ou de réussite, une question de nature. Bien évidement Dumézil commente des textes littéraires, des épopées, qui, en tant que tels, sont comparables au Seigneur des Anneaux par exemple. Il analyse des textes qui expliquent la création du monde, tout comme le Silmarillion. Mais ceux-ci sont la retranscription poétique de croyances (souvent orales) ou la trace, même inconsciente, de croyances structurantes fondamentales.

Un postulat anthropologique
Je crois en effet que le projet de Dumézil repose sur un postulat anthropologique et historique fort, celui de retrouver, par une méthode comparative nouvelle, une origine et une "idéologie" commune aux peuples indo-européens. Et s'il écarte de la comparaison d'autres peuples c'est pour retrouver la spécificité des indo-européens, par exemple par la grande tripartition sociale et théologique, connue, mais que je rappellerai quand même, en espérant ne pas la trahir :
I/ La première fonction : la souveraineté magique et juridique, ce qui relève du spirituel, l'ordre des prêtre et des rois.
II/ La seconde fonction : La force physique du combattant, l'ordre des guerriers.
III/ La troisième fonction : la richesse, la prospérité et la fertilité, le peuple agriculteur et commerçant.
Cette structure, ces fonctions sociales auxquelles correspondent des divinités et même des héros légendaires, souvent critiquée, est la base commune, plus ou moins consciente et/ou visible, à tous les indo- européens. Une fois ce cadre posé, à l'intérieur et à l'intérieur seulement de ce cadre tripartite, Dumézil relève des traits caractéristique, comme la "faculté" de lier à soi les hommes, propre aux Dieux occupant la première fonction (et à eux seuls) par le biais d'un objet souvent acquis par un sacrifice, une mutilation volontaire.

Peut-on appliquer la tripartition dumézilienne à Tolkien ?
Lorsque Didier remarque à juste titre que Sauron lie les êtres à lui par le pouvoir de l'anneau (ou des anneaux) je suis d'accord, mais le comparer pour cela à Odin et Tyr qui occupent la première fonction chez les Scandinaves, là, je demande réflexion. Il y a ici deux possibilités :
1) soit nous pensons que l'on peut appliquer la qualité de Dieu-Lieur hors du cadre indo-européens, et, à mon sens, c'est d'une part ne pas respecter son sens dumézilien et d'autre part perdre de vue sa spécificité et son rôle (qui est de caractériser la première fonction, celle du roi-magicien). Dans un cadre non tripartite mais conservant le caractéristique du Dieu Lieur, pourquoi alors comparer Sauron précisément à Tyr et Odin, qui occupent le première fonction, équivalents scandinaves de Mitra et Varuna ? Tyr est à Odin ce que Mitra est à Varuna : une divinité première car plus ancienne, symbolisant l'ordre juridique, le contrat, et se laissant supplanter par la divinité nouvelle, Odin, rusé, inquiétant, que l'on invoque en la craignant. Où est Sauron dans tous ça ?
Il faudrait une correspondance, un dieu pour chaque fonction : qui occuperait la place du Dieu premier dans le panthéon ? Eru ? Certainement. Qui est le Dieu guerrier ? Tulkas ? OK. Qui sera le Dieu de la fertilité ? Une déesse ? Le couple Aulë-Yavanna ? Pourquoi pas ? En tous cas si cela fonctionne le couple Melkor-Sauron est rejeté du côté maléfique (Loki par exemple) et Sauron ne peut-être qualifié de Dieu-Lieur.

2) soit nous pensons que la comparaison tient la route, y compris dans la répartition tripartite. Cela voudrait dire que l'on pourrait retrouver dans l'univers créé par Tolkien les trois fonctions indo-européennes. Qui de vous soutiendra cette idée ? Si l'un de vous est tenté par l'aventure, rien que pour voir si ça tient, je veux bien ouvrir le bal avec quelques suggestions en vrac :
- Retrouve-t-on, dans des races décrites par Tolkien, d'équivalent aux trois classes sociales ? Je ne crois pas : les Hobbits n'ont pas de guerriers attitrés, les Elfes n'ont pas de prêtres, etc. A moins que cela ne convienne qu'aux hommes ? Oui, mais leur temps, c'est le quatrième âge... et de ce que l'on en sait dans le troisième, ils n'ont pas de culte, d'Église au sens d'ordre religieux. Des magiciens, oui, mais Gandalf est un Maiar.
- Autre hypothèse, ce n'est pas dans chacune des différentes races qu'il faut chercher, mais chaque race représente une fonction. C'est tentant : les Hobbits représenteraient la troisième fonction, celle du petit peuple prospère qui cultive la terre et recherche la richesse (leur avidité est connu, pensons à Sméagol-Gollum, et oui, c'est un hobbit). Mais les Elfes ? Les Nains ? Les Hommes ? Car il faut bien laisser la première fonction aux Ainur... Comment faire alors ?
- Dernière hypothèse et je m'arrête, chaque âge représente une fonction : le premier âge est celui des Ainur, donc de la première fonction ; le second âge est celui de la grande guerre contre Sauron, c'est la seconde fonction ; enfin le troisième âge est celui des Hobbits, du petit peuple prospère qui reprend le flambeau, qui achève la quête et l'aventure. Bilbon puis Frodon résistant contre l'avidité en renforçant le côté positif de la troisième fonction. C'est tentant, mais il y a un quatrième âge, celui de la domination des hommes. Quoique le quatrième âge est aussi celui de l'oubli des autres races et des âges précédents. Cette idée est intéressante : Tolkien aurait représenté les trois fonctions par trois âges successifs. Ce serait le passé de l'humanité, ne naissant vraiment, elle, qu'au quatrième âge et oubliant en même temps son passé et ses racines. Si quelqu'un veut soutenir cette thèse (j'ai des doutes sur le deuxième âge mais l'idée est belle) bonne chance et bon courage !

Il faut aller au bout de chaque hypothèse. Dans le cadre de la première (appliquer la caractéristique de Dieu Lieur sans la répartition tripartite) je ne vois plus trop l'intérêt : que le pouvoir soit de lier à soi les êtres, qu'il soit séducteur, envoûteur et maintienne son charme (au sens fort) par le biais d'un objet qui deviendrait alors totémique, Freud suffit sans aller chercher Dumézil. Alors que lier à soi par un objet des gens assujettis, c'est maintenir une domination autre que par la force ou le don de fécondité et de fertilité et donc se démarquer des deux autres fonctions théologiques, ne plus en avoir besoin. En gros, Odin peut soumettre et dominer sans avoir besoin de Thor pour être craint et de Frey pour être aimé.

Littérature et sacralité
Lorsque j'ai fais une distinction, maladroite certes, entre simple littérature et récits mythologiques, c'était simplement pour dire qu'on ne devait pas les traiter au même niveau, de la même manière. Qu'il y ait une dimension de sacralité dans la littérature, c'est évident. Que la littérature médiéval en soit une preuve indéniable, soit, mais encore une fois, la croyance dont il est question chez Dumézil n'a de sens que dans le cadre indo-européen : les récits légendaires y sont étudiés en ceci seulement qu'ils sont la preuve d'une appartenance oubliée au groupe indo-européen, le réceptacle de croyance commune à différents peuples et qui ne se retraduit plus que par la littérature. Il étudie d'abord le mythe et la structure de la société d'un peuple et s'il n'y a pas de répartition tripartite alors seulement il étudie sa littérature pour voir s'il y subsiste une trace de cette tripartition. Qu'il y ait du sacré chez Tolkien, d'accord, mais je ne connais pas assez son oeuvre pour pouvoir le définir (je vais m'atteler à la tache mais je manque terriblement de temps). Un grand merci à Didier et Vincent pour les références fournies car je ne connais ni les HoME ni le poème "Mythopeia" dans "Tree and Leaf". De ce côté, je suis acquis d'avance à toute recherche sur le sens du sacré et du mythe chez Tolkien. D'ailleurs pouvez-vous m'en dire plus ? En quel sens les mythes disent-ils le vrai ? Est-ce au sens platonicien de l'allégorie ?

Cela rejoint les mails de Virginie (merci pour Paul Veyne !) et de Laetitia.

Ne pas dénaturer Dumézil…
Je crois vraiment que si l'on utilise Dumézil cela ne peut être qu'entièrement, sans quoi c'est doublement illégitime. D'abord pour Dumézil lui même : ses catégories et ses analyses sont trop souvent utilisées hors de leur contexte et on finit par les dénaturer. (Je n'ai pas encore pu lire l'article Frédérique Munier que cite Didier et qui visiblement a tenté d'appliquer la tripartition à Tolkien). Ensuite pour Tolkien. Arnaud parlait de son projet poétique propre. Je crois que le lien entre Tolkien et l'univers mythologique n'est qu'un aspect de l'oeuvre, tentant, passionnant, mais peut-être réducteur. Tolkien s'inscrit tout aussi bien dans une autre tradition littéraire : "Bilbo le Hobbit" est pour moi le frère jumeaux d'Alice au pays des Merveilles et De l'autre côté du miroir de Lewis Carroll. Il y a une influence très nette de Carrol sur Tolkien. L'utilisation des comptines comme celles des "Aventures de Tom Bombadil", de même, se rapproche d'un genre littéraire qu'il ne faut pas occulter...




Nous tenons à remercier Claire Panier-Alix, Léo Lallot, David Nakache, Arnaud, Didier Willis, Vincent Ferré, Laetitia Martini et Virginie B. pour leurs contributions.
Discussion compilée par David Nakache




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Dernière mise à jour : 2006-04-03 16:31
Auteur : Lilith

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